L'innovation : un mythe ?
Joseph Schumpeter, et plus largement la lecture de l’économie via des cycles d’innovation, a le vent en poupe à l’heure du développement de « l’économie collaborative », de « l’uberisation » et plus largement de la diffusion du numérique à différentes sphères de la société. Nous verrons les apports de cette grille de lecture avant d’en appréhender les limites. Nous tenterons surtout de caractériser la place que cette grille de lecture a prise dans le débat public, de mettre en lumière la légitimation pseudo-scientifique que cette grille confère aux politiques libérales. Nous proposerons de renverser cette grille de lecture et, ainsi, de libérer une forme de créativité politique. L’objet étant de construire ou de reconstruire un discours rassembleur autour de l’innovation sans pour autant tomber dans les travers du passé.
La lecture de l’économie via des cycles d’innovation est souvent une manière purement idéologique de légitimer des politiques libérales.
C’est ce que montre Edwin Mootoosamy, 28 ans, dans un texte stimulant (au format PDF ci-dessous !), qui lui vaut d’être l’un des trois lauréats du "Prix des Talents de la Recherche".
Ce concours a été créé par Rue89 et Fabernovel Institute pour mettre en valeur de jeunes chercheurs dont les travaux permettent de mieux comprendre les transformations en cours dans notre société numérique.
Pour prolonger la réflexion, on s’est retrouvés, avec Edwin Mootoosamy, dans l’ancienne concession automobile où il a installé son bureau.
Rue89 : Tout le monde parle aujourd’hui d’innovation. Mais est-ce que tout le monde parle de la même chose ?
Edwin Mootoosamy : En ce moment, effectivement, « l’innovation » pousse beaucoup d’acteurs à l’action (des grandes entreprises, des start-up, des écoles, même des politiques...) On crée des fonds d’investissement, des lieux, des incubateurs. Mais ça reste un terme assez obscur. C’est un terme qui regroupe des réalités différentes en fonction des personnes qui l’emploient. Avant, on parlait plutôt de progrès...
Qu’est-ce que ce glissement indique ?
La notion de progrès nous vient de la période des Lumières, au cours de laquelle on a fait de la science une espèce d’entité supérieure : d’une certaine manière, à cette époque, la science a pris la place de Dieu. Cette époque a sacralisé la science et la technique.
Cela a conditionné l’émergence de la société dont nous sommes les héritiers avec une idée centrale : l’histoire a un sens, les souffrances passées vont permettre l’émancipation de l’humanité. C’est ce qu’on a appelé le progrès.
Si on jure aujourd’hui surtout par l’innovation, est-ce parce qu’on a fait le deuil d’une croyance dans le progrès ?
D’une certaine manière, le progrès, notamment l’idée que le perfectionnement continu des techniques se traduit par une amélioration des conditions matérielles et morales de l’humanité, est devenu illusoire avec la deuxième guerre mondiale et l’explosion des deux bombes atomiques au dessus de Nagasaki et d’Hiroshima. Non, la science et la technique ne sont pas neutres et cette idée d’un progrès linéaire qui va vers l’émancipation de l’humanité ne tient pas.
Aujourd’hui, on voit ce concept d’innovation émerger sans vraiment savoir ce qu’on met dedans. C’est encore très flou. Mais il y a un engouement derrière ce terme parce qu’il y a une volonté de penser un futur différent, peut-être plus enviable – c’est en ce sens que l’innovation semble être un concept intéressant.
Schématiquement, d’un côté on a un progrès linéaire, prévisible de l’autre une innovation réticulaire et chaotique. On passe d’une découverte individuelle protégée par un brevet à une découverte collective, qui émerge dans une communauté, en open source... On est vraiment en train de passer à une autre approche du futur.
L’innovation, c’est donc une vision du monde ?
Non, c’est ce qui pousse au mouvement, c’est le moyen de parvenir à cette vision.
Ceci dit, la place prise dans le débat public par les thèses de Schumpeter ou Kondratiev, la lecture de l’histoire économique en cycles et les thèses sur la « destruction créatrice », est étonnante. Il faut voir comment toute une frange néo-libérale s’approprie ces thèses pour rendre légitime un certain laisser-faire : si l’innovation c’est cyclique, disent-ils, mieux vaut ne pas trop légiférer maintenant pour ne pas empêcher une phase de création d’arriver. Comme ça s’est passé comme ça par le passé, ça devrait encore se passer comme ça aujourd’hui
Or les travaux de Schumpeter et Kondratiev sont avant tout descriptifs : ils ont regardé ce qui s’est passé dans l’histoire, sans se risquer à affirmer que des séquences analogues devaient nécessairement se répéter dans le futur.
La lecture en cycle est une grille de lecture intéressante, mais elle ne peut en aucun cas guider une politique économique d’innovation car elle aplatit systématiquement le réel. Il faut au contraire en appréhender la complexité si l’on veut répondre aux enjeux qui sont les nôtres aujourd’hui.
Comment ça se passe, dans la complexité du réel ?
Les personnes qui portent des projets le savent, ce sont les enjeux politiques, économiques, de pouvoir, qui font la réalité. Ce n’est pas une personne dans son coin qui va avoir une illumination qui va permettre la diffusion d’une technologie. C’est la rencontre d’un ensemble de publics autour de sujets précis, c’est la construction d’un discours qui crée l’émulation et c’est la diffusion dans les différentes strates de la société qui fait l’innovation.
Peut-on alors parler d’innovation comme d’une mythologie ?
Oui, l’innovation est un mythe. Ou plus exactement : c’est un concept composé de mythes. Au premier rang desquels : penser que l’innovation va permettre la création d’emploi via la croissance économique. Cela relève plus du coup de bluff que d’une réelle étude macro-économique.
On peut aussi parler de la place messianique de l’entrepreneur dans nos sociétés. N’en déplaise à l’image d’Epinal de l’entrepreneur seul dans son garage, sans les structures sous-jacentes à l’innovation, l’individu ne peut pas grand chose.
On peut enfin mentionner le mythe de la « Révolution industrielle », ce sont les historiens qui nomment, a posteriori, des périodes de l’histoire de la sorte. Le terme de « révolution » a le vent en poupe lorsqu’il s’agit de créer artificiellement du nouveau.
Mais ces mythes ont leurs importance : ils permettent de créer du mouvement, de l’adhésion. Seulement, ils ne nous permettent pas de comprendre ce qui nous arrive. Il faut donc savoir les déconstruire pour rentrer dans une forme de finesse, une approche plus analytique.
Selon le discours dominant, une entreprise qui n’innove pas est condamnée. Slogan ou réalité ?
Nous sommes empêtrés dans un paradoxe : nous sommes confrontés à une injonction permanente au mouvement et, dans le même temps, à une peur viscérale de celui-ci.
Il y autour de nous beaucoup d’entreprises anciennes. La plupart ne sont pas nées avec le numérique, certaines sont centenaires, elles ont déjà vécu des transformations profondes de la société. Pour la plupart, elles prennent le rôle d’un architecte qui va reconditionner de l’ancien et du nouveau. Elles vont acheter des technologies, des compétences pour les articuler avec leurs biens et services existants.
Il n’y a pas une vague qui va tout balayer sur son passage, il y a une plage faite de sable et de rochers. C’est dans l’articulation de cet existant avec ces transformations que l’on peut, parfois, apercevoir le futur.
Elle vient d’où, cette « injonction permanente au mouvement » ?
Elle vient des discours sur « la fin du travail “, sur ‘l’uberisation’, sur ‘la transformation digitale de l’entreprise’ etc. Tous ces éléments qui construisent une vision du futur assez anxiogène poussent à créer des visions du futur différentes – bien qu’elles soient, encore une fois, très peu définies.
Donc pour l’instant, la vision du futur qui nous est proposée, c’est l’innovation pour l’innovation, sans plus de consistance ?
L’innovation c’est la mise en mouvement, reste à définir vers quoi. Or tant qu’on n’aura pas reconstruit un discours sur le futur qui ne soit pas anxiogène mais émancipatrice, ce sera toujours ‘mieux avant’… Vous savez, ‘Make America great again’.
Pour certains salariés, l’innovation peut aussi être une figure négative, la source de destructions d’emplois…
S’il y a numérisation, s’il y a algorithmisation, s’il y a automatisation, on peut penser en effet que toute une catégorie d’emplois va être occupée par des robots ou subir des transformations. Et que fatalement, à terme, la demande de main d’oeuvre sera moindre.
Cela dit, je pense qu’il faut entrer dans un degré plus fin d’analyse et se concentrer sur les tâches. Dans un emploi donné, certaines tâches vont être transformées par le numérique, d’autres beaucoup moins.
Aujourd’hui, la balance est déséquilibrée : le numérique au sens large détruit plus d’emplois qu’il n’en crée. Cela avait été théorisé, bien avant que les cabinets de conseil ne sortent leurs études à la chaîne, par toute une école autour d’André Gorz, notamment : c’est la question de ‘la croissance sans emploi’.
Mais une piste s’ouvre : finalement l’humanité, par la mécanisation, n’a-t-elle pas toujours au fond cherché à se soustraire au travail ? Dans ce cas, nous sommes près du but ! Cette façon d’envisager le problème a le mérite de rendre possible une forme de créativité politique.
Que va-t-on faire de tout ce temps gagné sur le travail ?
Pour y répondre il faut penser le travail différemment : il y a le travail contraint, celui qu’on va faire pour ‘gagner sa vie’ et puis il y a ce qu’André Gorz appelle la ‘production de soi’. C’est l’ensemble des activités que l’on effectue sans autre finalité qu’elles-mêmes. Ce sont les activités ludiques, culturelles, associatives… Une forme d’inutilité utile en somme.
Développer une approche improductive pour s’extraire de l’emprise du marché quelques instants par jour : regarder une série en anglais non seulement pour parfaire son niveau mais également parce qu’on aime cette langue.
N’est-ce pas mission impossible ? Avec ce qu’on appelle l’économie du partage, la logique productiviste gagne encore du terrain...
A ses débuts, l’économie collaborative a porté tout un tas de valeurs alternatives et puis à un moment elle s’est trouvée récupérée par la machine capitalistique. On rencontre communément deux lectures assez opposées :
· l’économie collaborative comme vecteur de lien social : on recrée des communautés dans les territoires, localement, etc.
· l’économie collaborative comme la dernière victoire du capitalisme, la marchandisation de son espace privé, de son temps privé…
Je pense que ces deux réalités coexistent. Je considère que le capitalisme est quelque chose qui mute en permanence et qui réintègre les éléments de sa critique pour se transformer. Et c’est sans doute la meilleure manière de faire pour le rendre plus vertueux.
Comme le disent Eve Chiapello et Luc Boltanski dans ‘Le Nouvel esprit du capitalisme’, le capitalisme ‘a besoin de la critique comme l’oiseau a besoin de l’air pour voler, car il ne peut s’appuyer que sur ce qui résiste’.
Sous couvert d’innovation, l’économie collaborative se fait récupérer par des grandes entreprises, des politiques et c’est tant mieux. En reprenant le concept, ces derniers sont obligés de reprendre une partie des valeurs et des pratiques qui vont avec. La question est plutôt celle de la profondeur des changements provoqués. Pour moi, c’est la façon la plus efficace de transformer le capitalisme.
Faire le pont entre des marges alternatives innovantes et des institutions politiques ou économiques en défendant un certain nombre de valeurs, c’est très exactement la mission de OuiShare [Edwin Mootoosamy est l’un des cofondateurs de ce collectif, ndlr].
Qu’avez-vous envie de dire aux utilisateurs d’Airbnb qui prennent conscience qu’ils participent à la spéculation immobilière, ou aux gens qui découvrent les conditions de travail des jeunes cyclistes qui leur livrent leur repas ?
Aujourd’hui, ces plateformes ont besoin de travailleurs dans des schémas qui ne sont pas habituels par rapport au modèle social qu’on a construit depuis l’émergence des grosses industries qui ont structuré notre société.
On se retrouve avec de nouvelles formes de travail qui ne sont pas vraiment de l’emploi ; on est dans quelque chose d’un peu flou, qui implique de repenser le modèle social qui accompagne le travail.
Que préconisez-vous ?
Il faut repenser ce qu’on entend par ‘faire société’, que ce soit les mécanismes de solidarité verticale (solidarité envers les générations futures) et horizontale (solidarité envers les générations qui partagent notre présent). Et ce, pas seulement une fois tous les cinq ans mais bien au quotidien.
A titre personnel, quelles sont les innovations qui vous ont rendu meilleur ?
J’ai eu la chance d’arriver à la fin de mes études au moment où on avait via Internet l’opportunité de construire son activité un peu différemment. J’ai eu une expérience en entreprise assez classique et elle a été assez décevante pour moi ; dans les études supérieures, on ne nous prépare pas assez à ce moment un peu fatidique, cruel et violent.
Du coup, j’ai essayé de trouver des gens qui racontaient des trucs qui m’intéressaient et j’ai essayé de les contacter, via Twitter notamment, pour les rencontrer et discuter avec eux.
C’est grâce à Internet que j’ai construit mon activité professionnelle et la vie qui va autour. Je ne sais pas si Internet m’a rendu meilleur mais ça m’a donné accès à tout un tas de contenus et tout un tas de personnes qui m’ont permis de tracer une voie qui me correspond.
LA PLACE DE LA CROISSANCE A L'ERE NUMERIQUE - LA GRAMMAIRE SCHUMPETERIENNE , OUTIL D'UNE RETHORIQUE LIBERALE