SMart, la flexibilité mensongère 3/4
Le modèle de l’artiste-entrepreneur (vous savez, ce grand créatif qui va tout goupiller seul, par lui-même) cadre bien dans le concept de « travailleur autonome ». Ce n’est dès lors pas un hasard si SMart, dont le monde des arts est le terreau, entend exploiter l’idée du « travailleur autonome ». En 2002, le sociologue américain Richard Florida a publié son ouvrage "The Rise of the Creative Class". Inspiré par le travailleur flexible du monde artistique, qui était un précurseur du modèle néolibéral d’auto-exploitation, Florida y affirmait que le capitalisme serait entre les mains de la « classe créative ». L’avènement de ladite « classe créative » des artistes-entrepreneurs rassemblerait ainsi une nouvelle génération de « créatifs », ce qui suggérerait le déclin nécessaire de l’ancien modèle du marché du travail. Selon ce postulat, les jeunes feraient mieux de s’opposer au travail de bureau aliénant, comme aux syndicats « ringards », bref, se rebeller contre le 9 heures -17 heures et ces statuts « ennuyeux ».
Ravivés par cette joyeuse révolution du selfmade entrepreneur, nous nous soumettons
volontairement à l’ego-management du travailleur flexible : des petits emplois (pourris), des
prestations de nuit et le week-end, des stages non-rémunérés et un apprentissage à ses propres frais tout au long de sa vie. Beaucoup de stress, d’incertitudes, de risques (pour la santé) : ce serait donc ça l’épanouissement personnel. « La seule certitude est l’incertitude et nous devons apprendre à la gérer », telle est la devise. Une vision postmoderne du "Arbeit macht frei". Faire du neuf en revalorisant l’ancien
Que faudrait-il alors faire ?
Que les syndicats demandent aux employeurs de travailler avec des bureaux d'intérim pour de courtes missions de sorte que – imaginez-vous ! – les travailleurs se voient tout de même offrir un contrat de travail et donc, un minimum de protection sociale. Les syndicats, par le biais de leur délégation du personnel dans les organisations et les institutions, demandent simplement aux employeurs de ne plus travailler avec SMart et, surtout, de ne pas l'utiliser comme un argument tout trouvé pour refuser d'indemniser les heures supplémentaires. De plus, il leur est demandé de respecter l'ancienneté, de verser une prime de fin d'année ainsi que les congés payés et de fixer l'horaire dans les meilleurs délais, après concertation. Et un ministre de la culture peut, à son tour, sans que cela ne soit onéreux, étendre le statut d'artiste à condition de toujours établir un contrat de travail, de sorte que ce statut puisse participer à la sécurité sociale et relève du droit du travail. Cela contraindrait SMart à respecter les conventions collectives de travail. Les choses sont pourtant si simples sans tout ce fanatisme autour de l'économie de partage à la McDonald et cette prétendue autonomie !
Frank Van Massenhove, président du SPF Sécurité sociale a souligné, dans une note
adressée au Conseil national du Travail en novembre 2016, que les activités de SMart étaient
illégales à de nombreux égards et qu’il était loin d’être évident, pour l’inspection sociale, de
suivre tous ces dossiers individuels. Conclusion : si nous voulons lutter contre cette fraude sociale, il faut alors mettre en place un nouveau cadre juridique.
Vider notre système de protection sociale de sa substance au nom de l’économie partagée ? C’est une spécialité lucrative de SMart, sous ses faux airs d’employeur. Dans « SMart ou la flexibilité mensongère», nous proposions une analyse du problème. Cette troisième partie se concentre sur le château gonflable idéologique : associer des termes progressistes au petit bonheur la chance et continuer à s’amuser.
S’il se cogne à un mur, le conglomérat SMart tente autre chose. La précieuse idée de la coopérative sert aussi à renforcer son image. Tous les moyens sont bons pour duper le grand public, car SMart n’est qu’un « courtier » en travail flexible et précaire. Le travailleur prétendument « autonome » n’arrive pas à joindre les deux bouts et s’écrase ? C’est de sa faute, car il a failli à sa mission de « moi-entrepreneur ». SMart mise fortement sur ces histoires de contes de fée modernes. Mais vous n’en trouverez aucune trace dans son matériel pormotionnel.
SMart doit aussi faire face à l'adversité : des bureaux intérim ont intenté des actions en justice pour que SMart perde la licence de son entreprise Le Palais de l'Intérim, car celle-ci sape le cadre juridique existant et se livre à une concurrence déloyale. L'inspection sociale suit l'ASBL de près, depuis quelques dossiers que SMart préfère passer sous silence. Plusieurs litiges individuels sont en cours, notamment à cause de retards de paiement et d'amendes administratives, infligées indûment par SMart, contestées par les artistes !
La liste ne s’arrête pas là. Afin d'échapper rapidement à ces critiques, SMart a trouvé une échappatoire : en Belgique , l'ASBL s'est transformée en coopérative.
Le bénéfice est double : pour la propagande "progressiste", ce changement lui permet de séduire d’autres membres et, s'il était devenu difficile de faire des affaires à cause de son fonctionnement, SMart peut maintenant poursuivre ses activités dans une structure plus complexe. Celle-ci est plus difficile à contrôler et permet de faire des salariés (et des indépendants) des coopérateurs et de leur faire payer davantage. En effet, dans le cadre d'une coopérative, la responsabilité juridique est endossée par les coopérateurs., fort pratique pour les administrateurs.
Depuis, SMart peut aussi ajouter certaines contributions aux bénéfices, ainsi exonérées de l'impôt des sociétés. À l'image des carrousels TVA, il est donc possible d’expérimenter des « carrousels coopérateurs », notamment en externalisant au-delà des frontières, au travers d'une chaîne coopérative internationale. Bref, c'est un peu comme si Coca-Cola et Pepsi soutenaient des projets sportifs, axés sur la santé, ou tenaient des congrès sur la lutte contre l'obésité, pour redorer leur blason.
Dans la brochure "Het werk van de toekomst" (L'avenir du travail) rédigée par SMart (6), destiné à encadrer le basculement vers la coopérative, Sandrino Graceffa ne recule devant rien pour inculquer l'idée que SMart s’inscrit dans une économie de partage bien sympathique, et représente dès lors une alternative au capitalisme dit de plate-forme. Ce n'est donc pas SMart, coopérative lucrative qui serait cupide, mais bien Uber ! Ceci est bien entendu important en termes de gestion d’image : SMart n'est pas le problème, mais la solution. SMart se présente comme un exemple du Platform Cooperatism, à la mesure de l'homo cooperans 2.0.
Michael Bauwens, le gourou "p2p" de service, a prêté son nom à la rédaction de la carte de voeux de SMart pour 2017, et a participé à la consécration de la coopérative en approuvant son travail, par des articles et des conférences. Et si SMart se cramponne à l'exploitation du statut social de l'artiste, elle aime se targuer d'en être le précurseur, en lieu et place des pouvoirs publics.
En dépit de toutes ces belles odes à l'économie durable et solidaire, la brochure ne laisse aucun doute quant à son objectif final. SMart considère que son modèle, qui fait appel à des freelances en situation précaire, est en réalité avant-gardiste et peut briser l'organisation du travail dans notre économie au nom de la « flexibilité » et des « jobs ». SMart milite ainsi pour une harmonisation de la sécurité sociale pour tous les citoyens européens, ce qui, à première vue, pourrait sembler positif, mais en réalité, il s'agit là d'un détricotage des normes en vigueur, là où SMart exerce des activités.
« Au gré du vent s'il le faut, sinon, face au vent »... comprenez, au gré du vent libéral, face au vent de l'opposition sociale.
Lorsqu'on aborde l'idée d'un État fort, jouant le rôle de régulateur, et de citoyens qui travaillent dur pour profiter de cette sécurité sociale, SMart intervient tout de suite comme s'il s'agissait là d’une conception révolue. Les contrats de travail entraveraient les libertés puisqu'ils donnent lieu à une relation de subordination et à de nombreuses obligations bureaucratiques. En revanche, pas un mot sur les droits et la protection qu'ils garantissent. La protection sociale ? C'est une idée du siècle dernier !
SMart veut ainsi libérer le travailleur de la relation « maître-serviteur » : travailleur autonome, révolte-toi ! Les citations trompeuses s'enchaînent : ne soyons pas concurrents mais laissons parler notre « sens de l'entreprise » et travaillons ensemble, en tant que collègues, sur le libre marché. Réunissons-nous en collectifs d'entrepreneurs de sorte à promouvoir l’égalité entre les coopérateurs. Et cette rhétorique n'aurait donc aucun lien avec les écrans de fumée libéraux de Gwendolyn Rutten (Open VLD) qui affirme qu'aujourd'hui, les travailleurs et les employeurs doivent se voir comme des « partenaires ». Il s'agit clairement d'une tentative visant à mettre un terme aux rapports de force actuels, à rendre les travailleurs dociles, en misant sur une autre sémantique, comme si la lutte des classes n’était plus d’actualité.
Bien évidemment, les faux salariés de SMart sont sur un pied d'égalité dans cette coopération. Mais ils n'ont presque rien en commun pour autant. Ne doivent-ils pas chercher les donneurs d'ordre par eux-mêmes ? Ils n'ont pas de position de négociation commune comme « salariés », comme celle que peuvent assumer les syndicats. L'intermédiaire SMart, qui aime tant critiquer la spéculation financière pratiquée par Uber, prend invariablement sa petite commission. Or, à l’entendre, ce sont pourtant les pouvoirs publics qui prélèvent d'importantes sommes sur nos salaires ?
Et, si les paiements sont effectués avec beaucoup de retard, les coopérateurs n’ont tout de même pas grand-chose à dire. Les charges sont pour la collectivité, et on privatise les bénéfices, voilà qui résume la pensée de cette nouvelle forme de coopérative. Et, selon SMart, nous serions donc entrain d'évoluer vers une société post-capitaliste ? D'aucuns pourraient juger ce mensonge intelligent, mais n'en est-il pas d'autant plus éhonté ?
SMart reprend un peu vite l'idée popularisée des « commons » (les biens communs) dans son idéologie. La propriété devrait faire place à l'échange de biens, de services et d'informations. Indépendamment de « l'État », en somme. SMart entend faciliter ces échanges de façon innovante. Toutefois, dans la pratique, la coopérative applique une forme d’ingénierie sociale qui mine, de toutes parts, les biens communs les plus importants qui soient – les biens communs publics : nos services publics, d'utilité publique et d'intérêt général.
De plus, au travers des services qu'elle fournit dans les institutions subsidiées, SMart remet l'emploi en question, faisant presque de la sécurité d'emploi une chose dont il faudrait avoir honte ! En outre, SMart organise bel et bien un championnat de fraude sociale qui met en péril le financement de biens communs publics.
S’il existe aujourd’hui une querelle entre la gauche et la droite sur la définition de « biens communs », il n’est pas difficile de dire de quel côté SMart se situe : du côté du démantèlement néolibéral de l’État-providence.
Robrecht Vanderbeeken
Secrétaire Général ACOD CULTUUR
(6) Il s'agit d'un fragment du livre Refaire le monde du travail. Une alternative à l’Ubérisation de l’économie. Sandrino Graceffa, Editions Repas, 2016.