SMart, la flexibilité mensongère 4/4
D'une certaine façon, SMart plaide pour une lutte entre les travailleurs, plutôt que pour la création d'un rapport de force entre ceux qui doivent travailler pour vivre et ceux qui vivent du travail des autres, grâce à leur patrimoine.
« Proportionnellement, il y a de plus en plus de travailleurs qui sont à peine protégés, ce qui pose la question de la légitimité du maintien de la protection de certains niveaux (privilégiés). Si nous ne plaidons pas pour une réforme nécessaire de notre sécurité sociale, cela ne serait pas seulement injuste par rapport à l'ensemble des travailleurs, mais cela serait aussi dangereux : dans le contexte actuel, nous risquerions en effet d'arriver à un nivellement par le bas. » (sic)
Voilà comment la brochure de promotion de SMart dresse un état des lieux, avec cette idée sous-jacente : si ces emplois sont précaires, c'est tout simplement parce qu'il n'y a pas encore de bons emplois. Mais alors, les employeurs auraient-ils une part de responsabilité, notamment parce qu'ils veillent à leurs propres privilèges, à ceux de leur conseil d'administration et des actionnaires ? Cela n'est dit nulle part. SMart considère qu'il n'est aucunement responsable du dumping social. Non, SMart est notre sauveur, il veut redistribuer la pauvreté en exploitant les lacunes de notre législation sociale.
Mais SMart va plus loin, en proposant une distinction simpliste entre « économie de pillage » et « économie de partage ». Comme s'il ne s'agissait que d'une question d'éthique. Où est la vision économique sur les rapports de propriété au sein du système capitaliste ou sur la nécessité de services publics efficaces et d’organisations syndicales fortes.
SMart prend plutôt la défense du modèle du freelance contre la bureaucratie qui serait, selon ses dires, une forme dépassée de la puissance publique. SMart exige le droit de pouvoir mener une expérience sociale : la vie appartiendrait à ceux qui osent entreprendre. Quant aux travailleurs salariés ? Ils doivent devenir de micro-entrepreneurs à même de fournir leurs propres outils de travail, comme la téléphonie, le vélo, la voiture... Le temps de travail fixe se transforme en une disponibilité permanente, et la rémunération à la pièce remplace les salaires. C'est le monde merveilleux des travailleurs flexibles, obligés de travailler sans interruption pour joindre les deux bouts, sans emploi de qualité, sans syndicat, sans protection sociale et, de préférence sans Convention Collective de Travail.
Il faut bien constater que la novlangue développée par SMart sur le patrimoine de l'humanité et l'économie partagée relève d'une campagne de marketing, dont l'objectif est de dissiper la méfiance à son égard, surtout depuis l'ouverture de différents dossiers en Justice et la mauvaise presse dont SMart est l'objet depuis quelques années.
De fait, il faut oser, SMart crée un nuage de poussière frauduleux qui favorise la rupture sociale, le tout à partir d'un discours où l'organisation se présente comme un pionnier de l'avenir durable. Du grand art, le grand écart idéologique.
SMart rédige ainsi des brochures racoleuses, dans lesquelles le CEO réfléchit ouvertement à la position que devrait adopter son entreprise. Et, c’est là son droit le plus strict. Néanmoins, comme nous l'avons déjà abordé, il y a ce décalage entre les paroles et les actes. Sur le plan philosophique, on soulignera l'éclectisme des discours développés pour associer l'idée libérale du moi-entrepreneur à l’enthousiasme qui règne aujourd’hui autour des coopératives et de l’économie partagée. Vous avez dit contradiction ?! SMart marche ainsi dans les pas du sociologue américain Richard Florida qui prône une organisation de la société basée sur l’idéologie de la « classe créative » qui serait LE moteur de la relance d'un capitalisme crachotant.
Les « nouveaux créatifs » incarneraient donc l’avènement de toute une génération qui préfère contracter des dettes, plutôt que de se constituer une pension, vivant exclusivement dans l’instant présent. Ces esclaves de la dette sprintent et sautent comme des superhéros d’un film de fiction infantilisant. La vie ne serait qu'une loterie : placez vos paris, en espérant la réussite (financière). In fine, celui qui
réussit a droit à la haie d’honneur médiagénique. Quant à celui qui échoue, il grossira la longue queue du précariat.
Cette vision du monde où règnent inégalités et individualisme recycle les discours de la nouvelle gauche dominés par les concepts de partage, de collaboration et de peer-2-peer, en ignorant l'analyse des rapports de propriété qui domine notre économie. Le discours solidaire sert ainsi de bruit de fond à celui qui conduit à la rupture sociale.
Voilà la contradiction qui caractérise le discours marketing de SMart qui entend ainsi améliorer l’autonomie du travailleur, misant sur un statut asocial du travailleur autonome. Chacune et chacun se retrouve ainsi esseulé, avec moins de droits, moins de protections et donc moins d'autonomie.
SMart propage l’idée de l’économie partagée et dans le même temps contribue à la dégradation sociale, donnant ainsi plus de latitude au marché, avec pour résultat, moins d’espace et de chances de survie pour l’économie partagée du secteur non-marchand. En effet, il est tout à fait illusoire de penser construire une société civile forte sans sécurité sociale forte. De plus, les pouvoirs publics sont nécessaires pour garantir une planification collective et démocratique pour la protection contre la soif de profits du marché.
SMart tient en haute estime des concepts comme solidarité et réciprocité. Toutefois, lorsqu’il s’agit des biens communs, à l'entendre, il nous faudrait les (ré)inventer, comme si les services publics, construits collectivement après la fin de la Seconde Guerre mondiale, ne devaient plus exister.
Bien entendu, nous reconnaissons qu'il est nécessaire de renouveler les services publics pour qu'ils évoluent et deviennent des organisations citoyennes transparentes, efficaces et démocratiques. Mais SMart ne dit rien sur ce sujet ! Faut-il s'en étonner ? Pour SMart, collaborer c’est travailler ensemble, dans les limites du marché, et indépendamment de l’État. Sans doute pire encore : contre les services publics !
Tous ces ballons d'essai idéologiques sont lancés par SMart dans l'espoir que l'un ou l'autre finisse par s'envoler. Si une voie se bouche, on en ouvre une autre. Il n'est pas question ici d'une vision globale de la société mais d'une stratégie marketing qui vise à tromper le "consommateur".
Sous l’étendard de la coopérative, au nom de l’économie de partage, SMart prend un cap à droite, à l'instar d'une guérilla libérale sur un terrain de gauche.
SMart, employeur sans l'être, veut être leader du marché. Dans les chapitres précédents, nous avons développé une analyse du problème, déshabillé la sémantique dominante dans les documents édités par SMart. Ici, nous voulons nous attarder au travail de lobbying mené par SMart. En effet, SMart s’entoure de forces politiques combatives et solidaires, avec lesquelles elle échange en capital symbolique pour user et abuser de la novlangue p2p. Peine perdue, ces liaisons fatales de façade finiront par se démasquer l'une après l'autre.
Nous critiquons SMart à de nombreux égards, entre autres pour le grand écart entre les paroles et les actes, ou encore pour les contradictions flagrantes dans leurs publications, mais, il faut le reconnaître, le blanchiment fonctionne. SMart cherche donc à collaborer activement avec le monde politique, comme avec certaines organisations syndicales au niveau international, mais aussi en Belgique, histoire de rester en bonne compagnie.
Ainsi, lors de l'assemblée générale constitutive de Let’s Coop!, Meyrem Almaci (Groen) était à la tribune, à côté de Michel Bauwens, dans une surenchère de bonnes intentions. En effet, Groen est depuis longtemps à la recherche d'un écho politique dans la société civile et pense l'avoir trouvé avec SMart. A l'occasion d'une réponse d'Almaci à quelques questions de l'écrivain Jeroen Olyslaegers, celle-ci décrivait SMart comme un des « entrepreneurs verts » qui allait améliorer le monde dans lequel nous vivons. Ce qui n'empêchera pas la même Meyrem Almaci de faire acte de présence à la réception de Nouvel An de la CGSP, la centrale de défense des services publics du syndicat socialiste. Vous avez dit grand écart ?!
Interrogé pour le blog de SMart, le Secrétaire Général des Métallos de Wallonie et de Bruxelles, Nico Cué, ira jusqu'à déclarer : "Je trouve intéressant, si je suis précaire, de m'associer à SMart, pour essayer de faire en sorte que mon quotidien échappe aux aléas de la vie, que j'ai un contrat de travail ou non... Moi, je suis habitué aux contrats à durée déterminée et je suis très maladroit par rapport au travail précaire. Chez SMart, vous avez une expertise à propos des contrats qui bougent..." (sic)
Elio Di Rupo (PS) s'est également laissé piéger pour un texte promotionnel intitulé "L'avenir de SMart", et le 17 septembre 2016 dernier, Sandrino Graceffa était même un des orateurs du Chantier des Idées, dans un colloque consacré à la démocratie économique : "Comment favoriser une gouvernance participative au sein des entreprises".
Même le président du Sp.a, John Crombez, ne veut pas rester au bord de la route. Il a ainsi repris l'idée d'une coopération publique-"communs" dans un ouvrage publié récemment "Eerlijker is beter". Ce spécialiste en fraude sociale et fiscale ne devrait pourtant pas se laisser berner ainsi.
Quant à l'idéologue du parti Groen, Dirk Holemans, il assista au mois de mars dernier à un événement organisé par SMart, "How to Coop the Internet Economy ?", aux côtés de Bauwens. Bauwens plaide pour une alternative à la coopération privé-public, au travers d'un modèle que l'on pourrait définir comme une collaboration public-biens communs.
Ici, la notion de biens communs est bel et bien opposée à celle de nos biens publics, et remplacent donc le privé. Il s'agit d'une vaste mascarade. Les coopératives relèvent également du secteur privé, le plus souvent avec une vocation commerciale, donc axée sur le profit. Des exemples ? Les consultants Ernst & Young, GDF SUEZ management, P&V assurances et Eandis sont des SCRL ! Et, dans le domaine de la culture, on citera l’exemple du producteur Musil Hall, qui a fondé la coopérative Music Rainbows afin de faire passer des revenus du public dans ses activités commerciales.
Bien entendu, les coopératives citoyennes sont très précieuses et, nous devons les encourager, contre l'initiative commerciale pure et simple. Mais l'idée défendue par Bauwens consiste à obliger les pouvoirs publics à faire un pas de côté, pour devenir un « État partenaire » des coopératives. Le « citoyen » devient ainsi responsable de la production, de la régulation du marché, de la sécurité publique et de l'intérêt général. L'idée néolibérale de société participative (Pays-Bas) et de « Big Society » (Angleterre) semble se dresser en arrière-plan. Tout ceci fait également écho au "manifeste du citoyen" de Guy Verhofstadt (Open VLD) des années 1990, qui, au nom du « citoyen » et de la « démocratie », visait à détricoter le secteur public et les corps intermédiaires de la société civile, au profit d’un individualisme consumériste, une autre déclinaison du "diviser pour mieux régner", tout à fait conforme aux désirs du marché.
Quel est l'enjeu ? Les rapports de propriété dans notre société et le soutien collectif de tous les citoyens, sans distinction. Idéologiquement parlant, l'idée à la mode de l'« homo cooperans » à la Bauwens cache une dangereuse pirouette : un appel à davantage de coopération en porte à faux aux forces solidaires développées collectivement pendant des dizaines d'années.
Bauwens part d’un triptyque somme toute assez simpliste : l’État, le marché et les biens communs. En réalité, dans de nombreux cas, les biens communs font pourtant partie de la sphère marchande. Il ne s’agit vraiment pas d’initiatives citoyennes non commerciales, mais de structures rendues possibles par la protection qu'offre les pouvoirs publics, donc par les services publics. Ce plaidoyé pour le démantèlement des services publics, dans l’intérêt des biens communs, revient donc à enterrer les conditions de faisabilité de ces mêmes biens communs. Les services publics ? Ils doivent céder la place à de nouvelles initiatives lancées par de petits clubs, jeunes et nouveaux, composés de citoyens qui partagent les mêmes opinions, et dont les initiatives battent pavillon « communauté p2p ».
La société ne serait donc plus une « communauté » et les syndicats curieusement considérés comme autre chose qu'un mouvement citoyen ? Nous ne contestons pas la qualité de ces initiatives de partage, mais pourquoi les opposer aux pouvoirs publics, aux services publics existants ? Dans le cas de SMart la réponse est évidente : le pouvoir et les parts de marché.
Le concept de « travailleur autonome » (cfr. 2/4) souffre des mêmes maux et d'incohérences similaires. Pour SMart, le statut des travailleurs priverait ceux-ci de liberté : « ... trop rigide, trop centralisé, bref, la vieille école ». Bien entendu, l'idéal pourrait être celui d'être son propre patron. Mais, pour autant, faut-il remettre en cause le statut, et ses protections, pour obtenir cette liberté, et par la même occasion jeter le bébé avec l'eau du bain ? Surtout, quand on sait que le résultat ne peut être que le renforcement de l'individualisme, accompagné d'un morcellement de la société.
Le citoyen se retrouve ainsi bien seul et (dés)armé au centre d'un dispositif dominé par la flexibilité et la "liberté", telle une marionnette guidée au gré des différents rapports de force.
Plus d'horaire fixe, serait-ce donc cela la liberté ? Apprendre aujourd’hui à quoi ressemblera votre journée de demain ? Comment peut-on encore construire une vie familiale et sociale ? Kristof Calvo, toujours de Groen, a déposé les armes en déclarant dans le magazine économique "Trends" que les « flexijobs » étaient un tremplin pour un emploi stable. Pourtant, une étude de l'OCDE démontre que les statuts précaires sont justement un « piège à l'emploi » !
SMart incarne bien l'expression « le coeur à gauche, avec le portefeuille à droite ». Quelles sont les perspectives offertes par cet "employeur" à ses membres ? Un contrat de travail ? Une augmentation salariale après plusieurs années de service ?
Au nom du principe de « collaboration », SMart plaide pour une solidarité structurelle, et la fameuse « autonomie » devient un outil pour atteindre l'inverse, la soumission ! Dans le modèle existant, encore dominé par la protection sociale, le capitalisme financier gagne du terrain. Demain, nous risquons d'être tous perdants. Dès lors, pourquoi s'étonner que les fédérations patronales et les politiques libéraux se positionnent en partenaires de cet artifice pseudo-progressiste.
En effet, d’aucuns affirment que la novlangue de SMart permet de trouver un terrain d’entente entre la « droite » et la « gauche », condition nécessaire pour "partager" les intérêts. Or, tout ceci démontre à quel point le discours p2p est superficiel, et explique sans doute pourquoi certains politiques se profilent obstinément comme appartenant à la nouvelle gauche. Le flirt avec SMart trahit qu'il est question ici non pas tant de valeurs et de principes, mais plutôt du soucis de popularité et d'une perception affective.
Face à l'idée faussement anodine de l'« homo cooperans », il est opportun de trouver une autre expression prête-à-l’emploi, celle de l'« homo communis » : un être humain conscient qu'il ne peut être libre, comme individu, qu'à la condition d'obtenir des protections négociées collectivement.
Demander la liberté pour tous sans les principes d'égalité et de solidarité relève d'une supercherie. Il n'y a pas d'autres voies pour construire une fondation solide, un véritable statut socio-économique pour les travailleurs et des services sociaux accessibles à toutes et tous. Ensemble, nous devons défendre la valeur intrinsèque des prises de décision collective pour un meilleur partage des ressources et une organisation plus démocratique de notre société. Aux pouvoirs publics de répondre aux nouveaux besoins, en toute transparence, et dans la concertation. Ne mesurons-nous pas déjà les effets pervers de la flexibilisation à outrance du marché du travail, au nom de l’autonomie ?
La démocratie « de création et de partage » est sans doute une idée brillante, mais d'où vient cette vision du monde biaisée qui veut nous faire croire qu'elle s'oppose à la distribution matériellet régie publiquement et méthodiquement, sur la base des besoins de chacun ?
Plutôt que de vouloir transformer les codes du travail, nous ferions mieux de miser sur la transition de notre économie, et en priorité sur les changements au niveau des rapports de force. Ce serait en tout cas plus « smart » !
Il est temps de mettre fin à cet idéalisme qui compte sur un regain d’éthique dans les pratiques des acteurs du marché. Nous prônons plutôt un changement durable des conditions de travail dans l'organisation matérielle de notre société. C'est possible, nécessaire même, et il est grand temps de développer une économie forte et durable, ce qui nous permettra de partager tant de choses, pour toutes et tous.
Robrecht Vanderbeeken - Secrétaire Général ACOD CULTUUR
Philippe Schoonbrood pour l'adaptation de la version francophone