#Wetoo : quand les danseuses parlent de sexisme 2/4
La manie du fantasme sexuel à l’endroit des jeunes filles est un fait très peu remis en question au sein de notre corporation artistique.
Une jeune danseuse inexpérimentée peut interpréter le fait d’être qualifiée de « prude » de la part d’un aîné comme la nécessité pour elle de donner des preuves de son engagement artistique. Une jeune danseuse est sans aucun doute plus susceptible d’interpréter les choses de cette manière qu’une danseuse plus âgée. De telles manœuvres peuvent sembler faciles à décrypter, mais pour la jeune danseuse inexpérimentée, il est tout à fait possible d’être aveuglée par l’ambition et le charisme de l’homme assis un cran au-dessus d’elle sur l’échelle hiérarchique. (Ce qu’il ne se prive généralement pas de lui rappeler.)
Le stéréotype de la jeune femme hyper sexualisée est un sujet majeur de l’histoire de la danse, et continue d’être un thème très populaire au sein de la « vague de la danse contemporaine belge ». Malgré l’évident problème d’exploitation sexuelle que cela pose, au moment où nous écrivons, les sites internet de Needcompany, Troubleyn et Ultima Vez contiennent tous des images de femmes variablement (dé)vêtues. Remettre en question cette tradition d’une « danseuse-forcément-Lolita », c’est réduire significativement et consciemment ses opportunités sur ce marché du travail.
Ce qui revient également très souvent au cours de mes entretiens est le thème de la nudité.
Il est aujourd’hui de notoriété publique que si vous auditionnez pour certains chorégraphes, il vous sera tôt ou tard demandé de retirer vos vêtements, ou de faire quelque chose de « sexuellement provoquant ». Certaines danseuses utilisent l’expression de « meat market » (ou marché de viande à l’étalage) pour décrire ce qu’elles ressentent de ces expériences, tandis que d’autres se résignent à penser que ce type de transgression fait partie de leur travail.
Aucune des danseuses avec lesquelles j’ai discuté ne rejette, par principe, l’utilisation de la nudité sur scène. Mais quand le recours à la nudité semble gratuit, ces même danseuses s’interrogent, et se demandent si leur corps nus ne servent tout simplement pas à vendre davantage de tickets, à attirer un public plus large, ou encore à assouvir les fantasmes sexuels de leur chorégraphe.
Une des danseuses interviewées m’a parlé d’une scène de bondage. Des gens du théâtre, y compris le directeur du théâtre lui-même, venaient tous les soirs assister à la mise en place des cordes sur le corps nu des danseuses. Cette histoire m’évoque ces individus en surpoids tapis dans l’ombre dans les peintures de Degas. Lubriques, délétères et toujours présents, ils observent les jeunes filles (qui étaient aussi souvent des prostituées), au cours de danse, au vestiaire, dans les coulisses, depuis les loges. Une danseuse, pour qui ces agissements relèvent d’une forme de voyeurisme, dit ressentir de la sympathie pour les travailleuses du sexe : « Il y a des moments où je pense très sincèrement que la seule différence entre elles et moi, c’est que je peux me cacher derrière le mot art ».
Le leitmotiv de l’homme mûr profitant d’une femme plus jeune, qui n’est jamais son égale, est impossible à ignorer.
Mais le sexisme sur et autour de la scène ne s’illustre pas uniquement par la simple objectivation du corps féminin. Parfois, souvent, il prend la forme d’avances sexuelles non désirées et/ ou de déclarations d’amour venant d’hommes en position de pouvoir.
Il existe une quantité troublante d’histoires où le chorégraphe est attiré par la jeune fille sans susciter chez elle une attraction réciproque. Certaines jeunes femmes m’ont dit à quel point elles s’étaient senties punies pour n’avoir pas répondu positivement à ces avances. Elles sont subitement ignorées, ou se retrouvent face à des comportements irrespectueux et manipulateurs. Parfois, il arrive même qu’elles soient poussées, d’une manière ou d’une autre, à quitter la compagnie. Cette mentalité de la chasse et de la séduction s’illustre aussi dans une autre anecdote, relatée cette fois par un artiste.
Alors qu’il disait son désir de travailler avec une danseuse en particulier, le conservateur du musée lui répondit : « Tu peux travailler avec elle, mais seulement si tu la sautes ».
Les histoires qui me bouleversent le plus sont celles où la danseuse, des années après, continue de ressentir un mélange de honte et de responsabilité par rapport à ce qui lui est arrivé. Une danseuse m’a raconté que peu de temps après avoir été diplômée, elle avait été invitée à Paris par un artiste très en vue afin d’étudier une exposition. La proposition avait l’air tout à fait professionnelle, tous les frais étaient pris en charge. Arrivée à l’hôtel, elle s’est rendu compte qu’il n’y avait qu’une chambre avec un seul lit. Elle m’a décrit son incompréhension et sa déception, et a spécifié spontanément : « Non, je n’ai pas couché avec lui, mais il m’a touché les cheveux toute la nuit. J’ai fait semblant de dormir. J’ai pensé que rester allongée là sans bouger était probablement la meilleure chose à faire. Après ça, et pendant longtemps, je me suis sentie complètement stupide, sans valeur.