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Culture : souffrance au travail, le grand tabou !

Publié le par Philippe Schoonbrood

Culture : souffrance au travail, le grand tabou !

Souffrance au travail dans la culture, le grand tabou

Publié par Camille Alcover le 10 janvier 2019

« La Culture, c’est un métier passion » : l’affirmation est récurrente parmi les salariés du secteur culturel. Dans cette phrase (où l’on distingue, à l’oreille, la majuscule au mot « Culture ») se concentre tout leur engagement et leur dévouement. Mais derrière ces mêmes mots se cache aussi souvent une grande souffranceHoraires à rallonge, salaires bas, incertitudes sur l’avenir, relations difficiles avec le management, discriminations… La liste des doléances et possibles manquements au droit du travail s’allonge à mesure qu’on discute avec les personnes. Pourtant, le sujet est rarement évoqué ; les scandales, eux, sont bien vite étouffés. La souffrance au travail dans le secteur culturel, sujet tabou ?

La merveilleuse famille de la culture

Travailler dans le secteur culturel est le plus souvent vu comme une chance. S’investir dans un projet porteur de sens, œuvrer pour l’intérêt général, côtoyer des personnalités publiques… Bien des salariés du secteur marchand envient leur poste aux travailleurs de la culture. Et il est vrai que la plupart des institutions, associations et entreprises culturelles sont peuplées de salariés et de bénévoles prêts à sacrifier en partie leur vie privée pour faire vivre la mission sacrée de leur établissement. Un vernissage tard le soir ? Un déplacement qui empiète sur le temps de récupération ? Des salaires versés au lance-pierre ? C’est le lot commun qu’acceptent sans rechigner – voire avec enthousiasme – beaucoup de travailleurs du secteur, au nom de l’intérêt supérieur de leur mission.

Sophie Broyer, gérante d’un bureau d’accompagnement spécialisé dans les ressources humaines, parle de « porosité entre la vie pro et la vie perso ». « On vit en collectif. Pour beaucoup, la culture, c’est une grande famille. Et dans ce climat de camaraderie généralisé, il est normal de prolonger les discussions en allant boire des coups entre collègues après le travail, ou de faire des réunions informelles le week-end. » Zoé*, employée du secteur, en témoigne. « Le responsable n’est souvent pas disponible en journée. On se fait généralement les réunions le soir autour d’un dîner ou au cours d’un déjeuner le dimanche. Ça motive, de vivre une aventure qui va au-delà du professionnel, mais du coup il n’y a plus de limite ».

Les responsables du secteur eux-mêmes ne se cachent d’ailleurs pas de ces conditions spécifiques. Le directeur créatif d’un grand studio de jeu vidéo se targuait ainsi que ses salariés aient « bossé plusieurs fois plus de 100h par semaine en 2018 ». Elodie*, administratrice de scène nationale, déplore son incapacité à défendre des horaires de travail décents pour les salariés auprès de son directeur. Elle évoque un secteur qui « garde encore cette idéalisation de l’engagement comme sacerdoce ».

Ces petits débordements du travail sur la sphère personnelle finissent parfois par peser. Que ce soit du fait de leur systématisation, de leur aggravation, ou parce que leurs conditions personnelles changent, salariés et bénévoles peuvent souhaiter, à un moment donné, mettre le holà. Et ces tentatives, vues comme un désintérêt pour le projet, sont souvent mal accueillies en interne. 

« Elle n’est plus motivée, elle ne vient même plus aux journées portes ouvertes ou aux ateliers du week end. Elle reste en famille ». L’accusation de démotivation a de quoi irriter des salariés qui, pour beaucoup, ne connaissent des 35 heures que le nom.

Pour autant, les doléances à l’égard des conditions de travail sont rarement exprimées. Aurélie*, attachée à la communication dans un établissement du spectacle vivant, explique : « je trouve que c’est vraiment enrichissant de travailler dans ce secteur, j’aime mon métier. La vision extérieure c’est de dire qu’on a de la chance, ce qui est vrai ! Alors ça rend difficile de pointer ce qui ne va pas. On se sent coupable de parler de ses conditions de travail. Pourtant, là où je travaille, ça ne se passe vraiment pas bien ».

Harcèlement, discrimination :

le quotidien des travailleurs culturels ?

Les exemples de pollution de la sphère personnelle par la vie professionnelle sont nombreux et presque banals tant ils sont répandus. Les cas d’abus caractérisés, quant à eux, sont à peine moins fréquents… Et tout aussi rarement rapportés.

Le harcèlement moral semble être particulièrement répandu. Charlotte*, comédienne, raconte son expérience au sein d’une compagnie qu’elle a quitté depuis. « Dès mes débuts, on m’a dit « ce qui se passe dans la compagnie reste dans la compagnie ». J’aurais dû me méfier… Les premiers temps, tout se passait bien, et puis les relations se sont dégradées entre un autre acteur et moi. Il m’a prise en grippe. Il dénigrait mon jeu, refusait de jouer avec moi, a commencé à répandre des rumeurs sur moi, à mentir pour monter les autres comédiens contre moi. Tous les jours, c’étaient de petites humiliations, des propos agressifs. J’en ai perdu le sommeil. Au final, il a fallu qu’un autre comédien pose le mot de « harcèlement » sur ce que je vivais pour que je cherche de l’aide et que je décide de quitter la compagnie. Après coup, d’autres m’ont dit « tu n’es pas la première à qui il fait vivre cela » ».

Le harcèlement peut se cristalliser autour d’une personne comme il peut concerner tout le groupe. Antoine*, ancien administrateur de structure culturelle, raconte son expérience. « Dans mon dernier poste, nous avons monté un projet de toutes pièces. Au début, tout semblait aller bien, et puis les choses se sont rapidement dégradées. Sous prétexte de « blague », la directrice a commencé à faire des commentaires relatifs à l’apparence physique des personnes, à leurs croyances religieuses ou à leur origine ethnique. Certains se sont offusqués. Ils ont fait l’objet d’une procédure disciplinaire et se sont fait licencier. Le climat est devenu intenable. Au bout d’à peine 2 ans, les 7 salariés d’origine avaient démissionné ou s’étaient fait virer ».

La situation n’est pas sans rappeler la grève de grande ampleur qui a eu lieu au Théâtre de la Commune fin 2018 suite à un certain nombre de départs… Négociés « en bonne intelligence », selon la direction ; dus à une gestion « pathogène », selon les salariés. Les exemples de management autoritaires et générant une souffrance pour les travailleurs sont nombreux. Citons par exemple La Scène Nationale de la Rochelle ou celle de Grenoble… Parmi celles qui ont fait l’objet d’une dénonciation des salariés. Car dans le secteur, sur le sujet, le silence est généralement de mise.

Autre sujet, récurrent dans le secteur, le sexisme touche toutes les branches de la cultureMusique, jeu vidéo, livre, spectacle vivantcinéma… Les chiffres sont éloquents. Le rapport 2017 du Haut Conseil à l’Egalité entre les femmes et les hommes (HCE) dresse un portrait alarmant de la place des femmes dans le secteur. Dans le théâtre par exemple, les femmes représentent la moitié des effectifs étudiants, mais seules 22% des compagnies bénéficiant de subventions sont dirigées par des femmes. Elles ne sont que 17% à la tête des théâtres nationaux, et ne reçoivent que 12% des récompenses. Pour les femmes dans la culture, le plafond de verre est une douloureuse réalité.

Le sexisme dans la culture, ce ne sont pas que des chiffres, ce sont aussi des faits. Il se manifeste au quotidien dans les relations de travail. Sophie Broyer cite un directeur d’établissement, disant de sa chargée de prod, en réunion d’équipe : « elle est vraiment chiante, mais au moins, elle est sexy ». Ou tel autre directeur, claironnant à propos de la directrice de com « vous voyez comme elle est obéissante, hein ! ». Le site bdgalite.org contient nombre de témoignages édifiants sur la propension de certains, dans le milieu de la bande dessinée, à s’intéresser à une autrice ou une illustratrice pour son physique plus que pour son talent. Et suite à l’affaire Weinstein, plus personne ne s’étonne d’entendre une actrice raconter comment elle s’est vu proposer un rôle en échange de faveurs sexuelles. Quand elle n’a pas été agressée ou violée.

Sous couvert, là encore, d’être une « grande famille », la majeure partie de ces abus n’est pas dénoncée. Ceux et celles qui protestent contre le traitement qui leur est réservé s’entendent souvent rétorquer que ce n’était qu’une « blague potache » ou qu’il/elle n’ont « pas d’humour ». Pour la consultante Micha Ferrier-Barbut (qui a codirigé l’ouvrage La Gestion des Ressources Humaines dans le Secteur Culturel), « il existe une forme de déni, une banalisation de ces situations. Les cas de souffrance ne sont pas nécessairement remontés. Ils sont perçus comme normaux ».

Entre les valeurs du secteur culturel et ses pratiques quotidiennes, le gouffre est amer

Le plus difficile à supporter dans ces situations est sans doute la dichotomie entre les valeurs portées par le milieu et la réalité du management quotidien. Peut-on clamer publiquement l’importance de l’humain et en interne faire fi de ces valeurs ? Sophie Broyer évoque le cas d’un metteur en scène réputé, en pleine création d’un spectacle porteur d’un message d’amour, de respect et de paix. Lors des répétitions, celui-ci avait pour habitude de hurler sur les figurants et les assistants en les traitants de « nuls ». Un réalisateur de films et séries, lui, humiliait régulièrement les équipes de tournage en réclamant « de vrais pros » sur le plateau.

Consultant dans le secteur culturel, Rémi* évoque un « écart faramineux entre les valeurs que dit défendre le milieu et l’état dans lequel sont les équipes de travail du fait du management ». La dissonance qui en découle oblige les salariés à opérer un grand écart mental. D’un côté, les valeurs du secteur qu’ils défendent. De l’autre, la réalité bien différente de ce qu’ils vivent au quotidien.

Il en résulte souvent une grande souffrance psychologique : les travailleurs ont de plus en plus de mal à justifier à leurs propres yeux les sacrifices qu’ils doivent consentir. Aurélie*, attachée à la communication, s’insurge. « On ne peut plus voir des œuvres politiques, humanistes sur les plateaux et travailler dans ces conditions.  On vit une brutalité dans nos rapports de travail. Alors le public, qu’est-ce qu’on lui vend en réalité ? »

Le secteur culturel, un cas unique ?

Si la pilule des mauvaises pratiques managériales est aussi dure à avaler dans la culture, c’est que les valeurs véhiculées par le secteur sont tout autres. Est-ce à dire que dans d’autres secteurs, la situation est tout aussi mauvaise, mais qu’on s’en accommode mieux ? Pas exactement. Selon la consultante Micha Ferrier-Barbut (qui a codirigé l’ouvrage La Gestion des Ressources Humaines dans le Secteur Culturel), les conditions sont particulièrement mauvaises dans la culture.

Elle cite notamment le manque de formation au management comme étant l’un des facteurs problématiques. « En matière de management du personnel on a 50 ans de retard », a-t-elle ainsi affirmé lors d’une table ronde dédiée au sujet pendant le forum Entreprendre dans la Culture à Dijon. Elle rapporte notamment les propos de Léo*, administrateur de CDN en région. « On n’a aucune vision managériale sur l’organisation et la formalisation du travail ». Rémi*, cité plus haut, affirme quant à lui : « on a un discours sur l’ouverture, l’imagination, le respect et on a affaire la plupart du temps à un management autoritaire. Il n’y a pas de compétence managériale, et d’ailleurs ils disent que ça ne les intéresse pas. » La faute au manque de temps et d’argent pour se former ? Pas seulement, répond Sophie Broyer. « Il y a un déni sur le besoin de formation. Ce n’est pas bien d’avoir besoin d’une formation, c’est un signe de faiblesse, alors quand on est directeur ça ne se fait pas. »

Interrogée au téléphone, elle renchérit : « dans la culture, il y a un vernis de camaraderie. On est tous « potes », du coup on peut être souple, se tutoyer. Il n’y a pas besoin de responsable des Ressources Humaines (RH), pas besoin de formation à la gestion d’équipe. Tout est informel ». L’idée que, dans la grande famille de la Culture, les relations toxiques n’existent pas est largement répandue. Et comme beaucoup de structures n’ont pas de service RH, la souffrance au travail est rarement évoquée, et donc invisible.

Il semblerait que la place prééminente des artistes dans les directions puisse poser problème. Dans nombre d’établissements, l’artiste est virtuellement « tout-puissant ». Généralement non formé à la gestion lui-même, il contrôle l’essentiel des décisions, mais tend à s’intéresser plus au propos artistique qu’à la gestion des ressources humaines. Les co-directeurs ou administrateurs peinent souvent à assurer la gestion dans des conditions acceptables pour les équipes. Camille*, attachée de production dans un lieu labellisé de Spectacle Vivant, rapporte ses conditions de travail. « Le directeur – artiste – voulait avoir le contrôle de tout, nous n’avions pratiquement pas de liberté d’action. Pas de vision managériale. La pression était très forte, et sur tout : notre charge de travail, les RTT, il voulait tout contrôler. Il faisait régner une ambiance de terreur. » Pour Micha Ferrier-Barbut, il n’y a pas de doute : « les modes de désignation des directeurs-trices en surévaluant le projet artistique fragilisent l’ensemble de la structure ».

Si ce désintérêt général autour des questions de management des RH subsiste, c’est aussi qu’il n’y a pas de sanction du marché… Et peu d’intérêt de la part des tutelles. Dans le secteur marchand, si les salariés sont mécontents et que l’efficacité diminue, les actionnaires viennent mettre leur nez dans le management. Pour le secteur culturel subventionné, les tutelles ne se saisissent pas de la question. « Il n’existe pas, à ma connaissance de charte, de dossier de subvention, de contrat entre les tutelles et les structures où il est mentionné le fait que les structures doivent être organisées avec un management durable, humain et respectueux des droits de chacun » dit Sophie Broyer. Antoine*, cité plus haut, rapporte son entretien avec la tutelle de l’établissement dans lequel il a subi un harcèlement. « La personne que j’ai eue au téléphone s’est déclarée sincèrement désolée de ce que je vivais. Mais elle m’a dit qu’ils ne s’occupaient pas des questions de management ». Les tutelles fermeraient-elles les yeux lorsqu’il s’agit des artistes ? Le rapport HCE dénonce le « « culte du génie » […] qui laisse impunis les agresseurs tant que ce qu’ils créent est auréolé d’une haute valeur artistique ».

Un aspect, en particulier, aggrave la pression qui pèse sur les salariés : la précarité de l’emploi. Dans un secteur aussi attractif que la culture, le nombre de candidats ne manque pas. Une situation dont sont douloureusement conscients les salariés. « Si je ne me plie pas à ce qu’on me demande, un ou une autre prendra ma place », disent-ils à ce propos. Ils se voient donc contraints d’accepter sans rechigner des conditions de travail ou de rémunération médiocres. Anaïs*, diplômée de Sciences-Po, 5 ans d’expérience, vient ainsi d’accepter un poste à responsabilité dans une structure culturelle où elle devra gérer d’importants projets de subvention… en étant payée, après négociation, à peine plus que le SMIC. Nombreux sont ceux qui acceptent d’être payés au lance-pierre, ne réclament pas le paiement de leurs heures supplémentaires, ou supportent silencieusement des comportements abusifs.

« Si je ne me plie pas à ce qu’on me demande, un ou une autre prendra ma place »

Réclamer, revendiquer ? Pour beaucoup, il est impensable de dénoncer les comportements dont ils sont victimes : le risque de n’être pas embauché, voire d’être licencié, est trop élevé. L’omerta qui règne autour de la souffrance des travailleurs de la cuture n’est pas près d’être brisée.

Pour cet article, Cultureveille a mené de nombreux entretiens et s’est procuré des documents confidentiels. Nous tenons à remercier toutes les personnes qui ont consenti à témoigner sur ce sujet et à mettre des mots sur des situations difficiles qu’ils ont pu rencontrer.

Nous tenons à remercier en particulier Micha Ferrier-Barbut et Sophie Broyer pour leur témoignage, mais aussi pour nous avoir communiqué (anonymement) un certains nombre de propos qu’elles ont patiemment réunis au cours de leur carrière et des missions d’accompagnement qu’elles ont réalisées dans diverses structures.

Les noms suivis d’un * ont été modifiés.

https://cultureveille.fr/le-secteur-culturel-un-cas-unique/gh5maPvJxAIKXjDa.99

https://cultureveille.fr/le-secteur-culturel-un-cas-unique/gh5maPvJxAIKXjDa.99

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