Financement mixte de la culture : un marché de dupes ?
« 2% pour l’art et la culture svp ! », ainsi résonnaient les vœux d’Ivo Janssens (Compagnie Tartaren Leuven), Rachida Lamrabet (auteure), Pascal Gielen et Annick Schramme (professeurs à l’Université d’Anvers), adressés à Geert Bourgeois, ministre-président de Flandre, dans la première édition de 2017 du quotidien « De Standaard ».
L’art et la culture occupent une position particulière, surtout dans une société où la diversité oblige à rechercher un nouveau vivre ensemble. L’art et la culture nourrissent des qualités humaines indispensables pour notre époque : la compréhension, la connaissance, l’espoir et la compassion. Les Pays-Bas, l’Italie et l’Allemagne viennent d’augmenter leur budget pour la culture, et à juste titre.
La réponse du ministre président, flanqué par son ministre de la culture, Sven Gatz, viendra à peine deux jours plus tard : « Le financement de la culture sera mixte ». Cette réponse confirme formellement que ce gouvernement opte pour une politique de « mise en vente » : réaliser des économies avant de pouvoir commercialiser. Priorité à l’ « entrepreneuriat culturel » au travers de « financements complémentaires », voilà le message.
« Tout et tous sur le marché » est une autre formulation possible de cette même politique.
Financement complémentaire... késéksa ?
Le concept de « complémentaire » est ici un euphémisme pour « financement alternatif ». La politique culturelle du gouvernement flamand veut attirer des moyens privés pour remplacer le financement public, principalement via des cadeaux fiscaux. Et, cette politique va coûter cher au contribuable. De plus, le soutien par le financement alternatif ira massivement aux institutions commerciales rentables, alors qu’elles ne devraient pas recevoir de moyens complémentaires. Cette politique culturelle favorise les grandes « maisons », et va ainsi accroître les inégalités entre les institutions. En rupture avec une culture politique démocratique et transparente, elle laissera le champ libre aux petits arrangements d’arrière-salle.
Le service public de la culture a été construit prudemment, au fil des ans, et se voit aujourd’hui ainsi soldé : les intérêts privés entrent en jeu pour imposer leur conception de l’art et de la culture, en la plaçant sous les projecteurs pour la mettre sur un piédestal.
De cette façon, le gouvernement permet à la classe possédante de s’approprier les structures détenues par les pouvoirs publics, tout en gagnant pas mal d’argent, notamment via le tax shelter.
La classe possédante devient ainsi aussi celle aux commandes de la médiation culturelle (ndlr : jeu de mots en NL entre bemiddelde et bemiddelende). Autrement dit, celui qui n’a pas d’argent n’a pas le droit à la parole et peut déjà s’estimer heureux qu’il puisse éventuellement assister aux spectacles.
Financement mixte ?
Le présupposé selon lequel l’autorité publique détiendrait aujourd’hui le monopole sur l’art et la culture est un élément trompeur dans la vision politico-culturelle du secteur.
On entend souvent cette interpellation : « mais où est le problème dans le positionnement qui défend le partenariat public/privé ? », alors que la situation actuelle est déjà très mixte.
En effet, il y a déjà un marché de l’art, une industrie de l’amusement, de nombreuses initiatives privées, et les institutions publiques engrangent déjà des rentrées importantes via le sponsoring. De plus, la politique culturelle actuelle choisit de briser l’équilibre entre le privé et le public, pour favoriser les interventions du privé, y compris dans les institutions publiques.
Tout ceci va nous conduire vers une monoculture dominée par les principes du marché.
Quid des institutions publiques, pour et par les citoyens, indépendantes des acteurs du libre marché et des intérêts privés ? Ce n’est plus autorisé, pour cause de « mauvaise gestion ». Le principe même de service public est ainsi réduit au concept de « concurrence déloyale » !
Ce qui arrive aujourd’hui à l’art et la culture est bien le lot réservé à l’ensemble du secteur public par tout gouvernement néo-libéral.
Le philosophe français Michel Foucault le soulignait déjà dans les années 1970, au moment de la montée en puissance des politiques néolibérales : « Le néolibéralisme ne signifie pas tant que tout doit devenir marché, mais bien que tout doit être géré comme s’il s’agissait du marché. Avec comme mots d’ordre : concurrence et retour sur investissement. »
La culture de la charité...
La politique menée par le gouvernement flamand peut être définie par le concept de « politique de la philanthropie ». Cette vision repose sur le fait que ce sont les riches qui portent notre société à bouts de bras. Et c’est pour cette raison que les contribuables doivent soutenir les riches autant que possible via des mesures de réductions fiscales, des avantages divers et même des subsides, pour qu’ils puisent poursuivre leur œuvre charitable.
Le sentiment de culpabilité éventuellement nourri par l’exploitation sociale et la cupidité s’échange ainsi contre une éthique vertueuse : le don au titre d’indulgence qui permet d’acheter une image de bienfaiteur.
Mais, rappelons ici que celui qui choisit la philanthropie comme modèle social, adopte aussi le principe d’inégalité comme point de départ. L’inégalité est un élément structurellement nécessaire pour rendre le bal des mécènes possible. De l’inégalité comme chemin vers la prospérité ? Cela reste du mauvais théâtre élitiste, et certainement pas une politique « juste et audacieuse ».
Entrepreneuriat culturel...
Voulons-nous un secteur culturel financé à partir des modèles économiques de rentabilité, aux moyens d'outils qui relèvent de l’escroquerie fiscale, où l’équipe artistique consacre son temps et sa créativité pour attirer et choyer des sponsors ?
Lors d’un workshop organisé à Bruxelles, Vallejo Gantner, directeur artistique du théâtre PSI22 à New York, levait un coin du voile sur la collecte de fonds de son établissement : 60% de son temps de travail, qui s’ajoute d'ailleurs à celui de deux membres de son staff qui travaillent à temps plein !
Celui qui veut devenir membre du conseil d’administration de PSI22 doit payer une somme de minimum 10.000 dollars. Et toute cette dynamique se développe autour du principe « give or get » : celui qui ne peut donner cette somme, peut récolter le montant via un travail de lobbying. Autre exemple, le droit d’entrée des membres du conseil d’administration de l’opéra new-yorkais The Metropolitan s’élève quant à lui à 1 million de dollars !
Gantner est sans scrupules, il est constamment à la recherche de sponsors en démarchant auprès de son public. Il effectue même un screening préalable via le moteur de recherche Google, ou demande à un de ses administrateurs de prendre son bâton de pèlerin. Comme il le dit lui-même : « I wheel them out as ambassadors».
Comme directeur artistique, Gantner se spécialise aussi dans l’organisation de soirées caritatives, soirées au cours desquelles il braque les projecteurs sur les « super-riches » en leur qualité de « FRIEND » de l’institution. Ces derniers se font ainsi accompagner de leurs riches amis et déboursent près de 50.000 dollars pour réserver une table.
Est-ce bien de ce type de financement mixte que nous voulons chez nous ?
Le talent artistique doit il se muer en entrepreneuriat culturel et commercial ?
Ce que la politique culturelle du gouvernement semble présenter comme étant une solution représente en réalité le mal.
Le sociologue Abram de Swaan utilise le concept de « comportement pré criminel » en évoquant la marchandisation du secteur public de la culture : Maseratis, salaires faramineux, argent public pour financer des projets prestigieux qui sont en réalité des leviers pour un projet de carrière individuel. C’est ainsi que Glenn Lowry, directeur du Museum of Modern Art (New York), peut se vanter de travailler pour un salaire qui se situe entre 1 et 2 millions de dollars !
Chez nous, il est assez compliqué de connaître le salaire des directeurs d’institutions culturelles, même dans le cadre d’une législation qui régule la gestion publique. Et, ne parlons même pas des « à-côtés », souvent financés par des spin-offs créés dans le cadre du tax shelter.
Le ministre Sven Gatz justifie souvent sa politique de privatisation à partir de leçons d’histoire : « Dans le passé, c’était la haute bourgeoisie et l’aristocratie qui protégeaient les arts « majeurs » comme l’opéra et les musées. Les pouvoirs publics ont ensuite repris ce rôle, au travers d’une politique de subvention. Et aujourd’hui, comme les finances publiques sont sous pression, il faudra sans doute à nouveau faire appel au financement privé assuré par les compatriotes les plus fortunés.»
En réalité, il s’agit bien d’un pillage du domaine public, même si cette gestion porte officiellement l’étiquette de « politique d’assainissement ».
Et, pour la requalifier de manière encore plus claire, il s’agit là d’une re-féodalisation de la société !
La politique culturelle menée en Flandre conduit à la réification de la culture du don, et la transforme en business. Et, de cette façon, elle se positionne à l’opposé de la philanthropie.
Le syndicat socialiste des services publics luttera de toutes ses forces contre cette politique de démantèlement de l’outil public de la culture.
Robrecht Vanderbeeken
(traduction de Philippe Schoonbrood)
Le camarade Robrecht Vanderbeeken est le nouveau secrétaire général de l'ACOD Culuur (CGSP FLAMANDE), philosophe de formation, Robrecht est aussi l'auteur de Buy Buy Art (EPO).
Le nouveau site de l'ACOD Cultuur : ICI
Et pour compléter, une vidéo de la présentation de Buy Buy Art, en néérlandais.